Législation sur l’immigration, le racisme devient loi en Suisse

Législation sur l’immigration, le racisme devient loi en Suisse

Les Chambres fédérales doivent entamer les discussions sur la nouvelle «Loi sur les étrangers» destinée à remplacer la «Loi sur le séjour et l’établissement des étrangers» qui date de 1931. Pour la première fois après bientôt un siècle de législation sur l’immigration en Suisse, un organisme institutionnel, la Commission fédérale contre le racisme, évoque l’existence d’une xénophobie d’Etat que seules les organisations antiracistes dénonçaient jusque-là. Sera-t-elle plus écoutée que ces dernières par les responsables politiques suisses?


Georges attend ses collègues de travail sur le trottoir. Ce garçon de café tient, suspendue sur un cintre, une chemise fraîche et amidonnée qu’il revêtira tout à l’heure, lorsqu’il prendra son service. Une voiture de police s’arrête à sa hauteur, un agent en sort, le menotte et l’embarque au commissariat. Il apprend qu’il s’est fait dénoncer par une riveraine qui le soupçonne d’être camelot. Georges est Noir et habite en Suisse.


Georges, comme plusieurs dizaines d’autres jeunes Africains ces dernières semaines, s’est adressé à Sos racisme1. Le constat se révèle identique: le seul fait d’être Noir est perçu comme une menace par la population autochtone à laquelle les autorités locales, reprenant le credo gouvernemental, ne cessent d’affirmer que les requérants d’asile originaires d’Afrique sont des «vendeurs de cocaïne». Voilà neuf ans, ce sont les Albanais réfugiés en Suisse que l’Etat accusait de se livrer massivement au trafic de stupéfiants. Après avoir été présentés comme de «faux réfugiés», puis des personnes «à la charge de la société», les demandeurs d’asile deviennent des «trafiquants de drogue», relevait alors le professeur Claude Calame, président du Mouvement pour une Suisse ouverte, démocratique et solidaire2. Ministre de la justice à l’époque, Arnold Koller avait pourtant dû reconnaître que seuls 1 à 2% des requérants d’asile se livraient à des actes délictueux.


C’est la réalité de cette xénophobie entretenue et alimentée par les autorités que la Commission fédérale contre le racisme (CFR), organe consultatif du Gouvernement, vient de mettre en lumière. Elle estime que la nouvelle Loi sur les étrangers, destinée à remplacer la Loi sur l’établissement et le séjour des étrangers de 1931 et dont l’examen doit être entamé cet automne par les Chambres, «favorise l’exclusion et le racisme». Pour la première fois en bientôt un siècle de législation raciste en Suisse, une commission institutionnelle évoque l’existence d’une xénophobie d’Etat que seules les organisations antiracistes dénonçaient jusque-là.


Sa neutralité a maintenu la Suisse à l’abri des deux guerres mondiales. Elle a ainsi échappé aux destructions que ces conflits ont infligées à ses voisins et concurrents, mais elle est également passée à côté des mouvements sociaux et des évolutions politiques. Sans ambition coloniale ni territoriale, neutre et donc sans ennemi à ses frontières, la Suisse ne pouvait engendrer qu’un nationalisme particulier qui s’en prend à «l’étranger» et pas à son Etat ou à sa nation.


Ce nationalisme dépourvu de cible militaire suppose une défense nationale fortement orientée sur la défense de l’identité nationale contre l’excès d’altération («Überfremdung») avec laquelle «l’étranger» est soupçonné de la menacer. Ce lien entre défense nationale et défense de l’identité nationale conduit à une xénophobie et à un racisme d’Etat. La Première Guerre mondiale a donné l’occasion aux autorités suisses de modeler leur pouvoir dans une société que la mobilisation générale avait militarisée. En novembre 1932, à Genève, l’armée se livre à un carnage contre une manifestation antifasciste et pacifique. La bourgeoisie perçoit la tendance à la reprise économique à la veille de la Seconde Guerre mondiale et propose aux syndicats ouvriers la fameuse «paix du travail» pour défendre leur supposé intérêt commun. L’adhésion de l’essentiel de la gauche suisse à l’idéologie de la défense nationale ne l’a pas limitée à voter les budgets militaires, mais également à adhérer au cadre idéologique dans lequel elle s’inscrivait, la défense de l’identité nationale. La gauche a donc accepté passivement la triade défense nationale, «Überfremdungsdiskurs» et paix du travail, qui formera le socle de l’Etat suisse moderne.


Lorsque l’administration suisse ouvre ses frontières à l’immigration ouvrière massive, elle imagine celle-ci sur le modèle de la rotation. Le mouvement ouvrier suisse acceptera le statut de saisonnier imposé à cette immigration massive, sous-payée, privée de l’accès aux prestations sociales, sans famille, employée pour être surexploitée. Nombre de travailleurs suisses s’y retrouvent: nommés chefs ou passant dans les bureaux, leur statut s’améliore, et ce seront souvent les salariés proches des syndicats qui bénéficieront des promotions, puisqu’ils connaissent l’entreprise et ses structures. De plus, les autorités savent traiter cette immigration dont la situation de subordination suscite des réactions d’hostilité. Qui sont-ils ces étrangers parqués dans des camps à la périphérie des villes, se déplaçant entre eux, en bandes de célibataires?


La gauche parlementaire et syndicale accepte l’existence d’un double marché du travail. Un marché du travail conventionné selon les besoins qu’elle évalue comme étant ceux des travailleurs suisses, et un autre, dont les règles discriminatoires sont infligées aux saisonniers. L’acceptation de ces règles nourrit durablement la puissance des mouvements xénophobes que la droite utilisera comme levier contre la gauche dans de nombreuses situations. La gauche admet que le marché du travail «étranger» soit soumis à des règles spéciales et accepte le cadre dans lequel l’Etat, l’Office des étrangers, et le mouvement xénophobe savent se renvoyer la balle pour empêcher la solidarité ente les travailleurs.


Ces règles spéciales présentent encore un autre «avantage». Grâce à sa législation restrictive sur le séjour des étrangers, la Suisse réussit à utiliser les travailleurs immigrés comme «amortisseurs conjoncturels»: au milieu des années 1970, une grande partie des étrangers vivant en Suisse ne dispose en effet que d’un permis de travail annuel et n’a pas droit à l’assurance-chômage. En ne renouvelant pas les permis de ceux qui perdent leur travail, l’administration permet aux branches touchées par la crise de réduire leurs effectifs sans pour autant accroître directement le chômage à l’intérieur du pays


La crise de 1973 dite du «premier choc pétrolier» est la première récession généralisée de l’économie capitaliste depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Terminant les «trente glorieuses» qui ont remodelé le monde non communiste, elle exprime le début de la régression sociale qui, à la fin des années 1980, conduira à la période actuelle. Les mesures que prennent les autorités suisses au milieu des années 1970 comportent une profonde modification de la politique migratoire. La politique de rotation a fait son temps et révélé ses limites. Les transformations, qui sont à l’œuvre, constituent un processus contradictoire.


Refusant l’intégration, la Suisse se lie à l’Union européenne par les accords bilatéraux aux termes desquels, pour les autorités suisses, les Européens cessent d’être des étrangers. Seuls restent désormais «étrangers» les non-Européens. Le Conseil fédéral prévoit, depuis juin 2000, de les soumettre à une politique de discrimination raciste et de répression accrue. La Loi sur les étrangers (LEtr) remplacera la Loi sur le séjour et l’établissement des étrangers. Le changement de nom exprime la discrimination. Les «étrangers» (les non-Européens) ne peuvent bénéficier du séjour et de l’établissement. En réalité, il s’agit d’ancrer dans la loi une réglementation de l’immigration jusqu’alors inscrite avant tout dans des ordonnances et directives de l’administration. Le dispositif proposé légalise la discrimination des «étrangers», qualificatif désormais réservé à toux ceux qui ne sont pas ressortissants d’un pays du «premier cercle» (membre de l’Union européenne ou de l’Association européenne de libre-échange)3.


C’est cette distinction que rejette la Commission fédérale contre le racisme: «L’inégalité de traitement concernant le séjour en Suisse de ressortissants de l’Union européenne et de ressortissants d’Etats tiers, et qui touche la famille, les enfants, la liberté d’établissement, l’accès au marché du travail, l’expulsion, entre autres, porte atteinte à l’interdiction de discriminer énoncée dans les conventions sur les Droits de l’homme», écrit-elle dans sa position sur le système binaire d’admission de la politique des étrangers en Suisse publiée le 2 mai 2003.


Dans son analyse de la LEtr, la Commission fédérale contre le racisme met en garde les députés amenés à examiner le projet de loi sur l’un des effets du système binaire d’admission; elle note que «ce sont précisément ces circonstances qui suscitent un rejet au sein de la population suisse. Elles encouragent la xénophobie et le racisme et vont jusqu’à servir d’instrument pour créer un climat hostile. Le système binaire reflète la délimitation d’un «monde euro-occidental» par rapport au reste du monde et l’ancre dans le droit. Il comporte le risque que les personnes issues de pays non européens, et notamment de pays du Sud, soient considérées par la majorité des habitants de la Suisse comme des indésirables, dont la présence sur le territoire national est abusive, comme potentiellement criminelles, etc. (…) Une telle perception peut rapidement se focaliser sur des caractéristiques visibles, comme la couleur de la peau. On associe aux personnes à la peau foncée les adjectifs «extra-européens» ou «africains» et on les considère comme des indésirables».


Sa vision raciste de l’étranger rend d’ailleurs la Suisse exemplaire aux yeux de l’extrême droite européenne: M. Jean-Marie Le Pen n’a-t-il pas déclaré publiquement «Le droit de la nationalité de la Suisse ou du Japon nous conviendrait parfaitement»4?


Joelle ISLER et Karl GRÜNBERG*


* Journaliste et travailleur social, coauteurs de La discrimination, principe directeur de la politique d’immigration, Editions Cora, Suisse, 2003.

  1. La Lettre de Sos racisme Suisse, mars-avril 2003.
  2. «En Suisse, étrangers de luxe et parias de l’asile»; Claude Calame, Monde diplomatique, février 1994.
  3. «Pourquoi la Loi sur les étrangers est inacceptable», Jean-Michel Dolivo, Giuliano Carobbio, Services publics, 9 février 2001.
  4. Propos tenus lors d’une conférence de presse qu’il a donnée le 26 avril 2002 au siège de campagne du Front national à Saint-Cloud, entre les deux tours de la présidentielle française.